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Les États-Unis prennent le contrôle de Binance

Les États-Unis prennent le contrôle de Binance

#22 Amendes record et principe d'extraterritorialité du droit américain : Quand la justice américaine s'attaque à Binance, la plus grande plateforme d'échange de cryptomonnaies.


Durant plusieurs années, le secteur des cryptomonnaies a joui d'une impunité presque totale. Créé par des anarchistes pour des anarchistes, celui-ci s'est développé en parallèle des institutions traditionnelles.

La réglementation n'étant pas clairement définie, voire pendant longtemps inexistante, les entreprises du secteur ont dû naviguer à vue pour se développer, bien souvent dans le flou.

En février 2023, j'écrivais un article pour expliquer que les régulateurs financiers américains avaient décidé de déclarer la guerre aux cryptomonnaies.

Cette fois-ci, nous assistons à la conclusion d'une affaire entre Binance et la Justice américaine, remontant à 2018.

Le Département de la Justice Américaine

Le Département de la Justice des États-Unis (DOJ), est une institution centrale dans le paysage juridique et politique américain. Fondé en 1870, ce département fédéral a pour mission principale de faire respecter la loi et de garantir une justice équitable pour tous les citoyens américains.

Sous la direction de l'Attorney General, qui est le principal officier de justice du gouvernement fédéral, le DOJ joue un rôle crucial dans la protection des droits civils, la lutte contre le crime, et la supervision de l'administration de la justice pénale aux États-Unis.

DOJ establishing new unit focused on domestic terrorism | The Hill
Department of Justice

Au fil des années, le Département de la Justice a acquis une renommée mondiale pour son rôle dans d'importantes affaires judiciaires, tant au niveau national qu'international.

Il est connu pour son application rigoureuse de la loi, y compris l'exercice de son pouvoir en dehors des frontières des États-Unis, un concept connu sous le nom d'extraterritorialité du droit américain.

Le DOJ est le "bras juridique armé" des États-Unis, utilisé pour mener une guerre économique contre les entreprises du monde entier.

L'Extraterritorialité du Droit Américain


Quand je parle de mener une guerre au monde via le droit américain, je mesure mes propos.

Avant de vous expliquer ce principe d'extraterritorialité du droit américain, j'aimerais commencer par une citation de François Mitterrand, ancien président de la Ve République française.

« La France ne le sait pas, mais nous sommes en guerre avec l’Amérique. Oui, une guerre permanente, une guerre vitale, une guerre économique, une guerre sans mort apparemment. Oui, ils sont très durs les Américains, ils sont voraces, ils veulent un pouvoir sans partage sur le monde. C’est une guerre inconnue, une guerre permanente, sans mort apparemment et pourtant une guerre à mort. »
François Mitterrand : qui sont ses enfants, Pascal, Jean-Christophe,  Gilbert et Mazarine ? : Femme Actuelle Le MAG
François Mitterrand

L'extraterritorialité du droit américain est un concept juridique qui permet l'application des lois des États-Unis au-delà de leurs frontières nationales.

Cette pratique, bien que controversée, est un élément fondamental de la politique étrangère et de la justice pénale américaines. Elle repose sur l'idée que certaines actions, même si elles sont menées en dehors des États-Unis, peuvent avoir des répercussions significatives sur le pays et ses citoyens, justifiant ainsi une intervention juridique.

Les origines de l'extraterritorialité du droit américain remontent à plusieurs décennies, voire siècles, où la nécessité de protéger les intérêts nationaux et de combattre des crimes comme la piraterie, le trafic de drogues, et le terrorisme a conduit à l'extension progressive du pouvoir juridique américain au-delà de ses propres frontières. Les lois telles que le Foreign Corrupt Practices Act (FCPA) et les diverses lois sur le contrôle des exportations et les sanctions économiques sont des exemples de l'application extraterritoriale des lois américaines.

Cette pratique n'est pas sans controverse. Elle soulève des questions de souveraineté nationale, car elle implique que les États-Unis peuvent imposer leurs normes juridiques à des entités et des individus dans d'autres pays. Cela a souvent conduit à des tensions diplomatiques, en particulier lorsque des entreprises ou des citoyens étrangers se retrouvent ciblés par la législation américaine pour des actions réalisées en dehors du territoire américain.

L'Affaire Alstom

L'affaire Alstom est l'exemple français le plus marquant de l'extraterritorialité du droit américain, mettant en lumière la portée des lois américaines au-delà de leurs frontières.

Alstom, géant industriel français, s'est retrouvé au centre d'une controverse juridique majeure, illustrant l'influence des États-Unis dans la définition des normes de conduite commerciale mondiale.

Le parquet national financier se saisit de l'affaire Alstom-GE | Les Echos

En 2014, Alstom a été accusé par le Département de la Justice des États-Unis (DOJ) de corruption et de malversations dans plusieurs pays, y compris en Indonésie, en Arabie Saoudite, et en Égypte.

Cette affaire ne se limite pas uniquement aux pratiques commerciales de l'entreprise française, mais englobe également la situation personnelle de ses dirigeants, en particulier l'arrestation et l'emprisonnement de l'un d'entre eux aux États-Unis.
Frederic Pierucci, un ancien cadre supérieur d'Alstom, a été arrêté en avril 2013 lors d'un voyage aux États-Unis.

Pierucci a été accusé de violation du Foreign Corrupt Practices Act (FCPA), une loi américaine qui interdit aux entreprises et à leurs employés de payer des pots-de-vin à des fonctionnaires étrangers pour obtenir ou conserver des affaires.

L'incarcération de Pierucci a mis en lumière la manière dont les États-Unis utilisent leur système juridique pour exercer une pression sur des entreprises et des individus étrangers. Cette démarche a été perçue par certains comme une tactique de négociation pour pousser Alstom à se plier aux exigences du DOJ, notamment en ce qui concerne les amendes et les accords de règlement.

Pierucci a passé près de deux ans en détention aux États-Unis avant de plaider coupable en 2015, un acte qui a contribué à la conclusion d'un accord historique entre Alstom et le DOJ. Alstom a accepté de payer une amende de 772 millions de dollars.

Puis, le 5 novembre 2014, le ministre de l'économie français, Emmanuel Macron (aujourd'hui président de la République), a approuvé le rachat d'Alstom parle géant Américain General Electric (GE), pour environ 13 milliards de dollars.

Les États-Unis ont cyniquement utilisé leur droit pour infliger une amende à Alstom, entreprise française, puis pour forcer le gouvernement français à approuver la vente de notre entreprise à son concurrent américain.

Alstom n'est pas la seule entreprise française qui a été attaquée par les États-Unis. D'autres, comme BNP Paribas, Société Générale et Airbus, ont été poursuivies par la justice américaine selon ce principe d'extraterritorialité du droit américain.

L'Affaire Binance

Avant de plonger dans les développements récents de l'affaire Binance, il est important de comprendre la place centrale de Binance dans l'écosystème mondial des cryptomonnaies.

Fondée en 2017 par Changpeng Zhao, surnommé "CZ", Binance s'est rapidement élevée au rang de leader mondial des plateformes d'échange de cryptomonnaies en termes de volume de transactions et d'utilisateurs.

Binance founder Changpeng 'CZ' Zhao wants to 'rebuild' crypto post FTX  collapse | CNN Business
Changpeng Zhao, "CZ"

Cette plateforme est reconnue pour sa vaste gamme de services, incluant le trading de cryptomonnaies, des services de portefeuille, de l'éducation sur les cryptomonnaies, et même sa propre blockchain, la Binance Smart Chain (BSC), avec son propre token, le Binance Coin (BNB).

Binance possédait également son propre stablecoin (cryptomonnaie adossée au dollar américain), le BUSD, qui a été arrêté par la justice américaine en début d'année.

Origine de l'Affaire Binance

En 2018, le Department of Justice des États-Unis (DoJ) a accusé l'exchange Binance d'être utilisé par des criminels pour transférer des fonds illicites.

Binance se voit reprocher d'avoir cherché à éviter la mise en place de programmes pour prévenir des transactions suspectes, d'avoir favorisé des transactions avec des terroristes et des blanchisseurs d'argent, et de n'avoir pas mis en place de procédure de vérification d'identité sur sa plateforme.

Le DoJ accuse également Binance et son fondateur, CZ, d'avoir dès le début cherché à tirer profit du marché américain sans mettre en œuvre les contrôles nécessaires.

Accord entre Binance et le Département de Justice Américain

Ces dernières heures, la justice américaine a fait savoir que Binance allait accepter de plaider coupable d'accusations criminelles.

En échange de la reconnaissance de ces charges, la plateforme pourra continuer ses opérations, et l'entreprise devra :

  1. Payer une amende civile de 3,4 milliards de dollars au FinCEN (Financial Crimes Enforcement Network) et une pénalité de 968 millions de dollars à l'OFAC (Office of Foreign Assets Control), pour un total de 4,3 milliards.
  2. Se soumettre à une surveillance de cinq ans et respecter des engagements de conformité importants.
  3. Se retirer complètement des États-Unis.
  4. Réaliser une analyse rétrospective pour identifier et signaler au FinCEN les transactions suspectes précédemment omises.
  5. Coopérer pleinement à travers une surveillance supervisée par le FinCEN et l'OFAC pour garantir le respect continu des termes compris dans l'accord.

Le dirigeant et fondateur de Binance, CZ, a de son côté dû plaider coupable de violation des lois anti-blanchiment d'argent.

L'accord lui permettra de rester actionnaire majoritaire de Binance, mais il devra :

  • Démissionner de son rôle de CEO de Binance.
  • Payer une amende de 50 millions de dollars.
  • Renoncer à toute fonction au sein de Binance pendant 3 ans.
  • Verser une caution de 175 millions de dollars pour rester en liberté.

Les faits reprochés au fondateur de Binance l'exposeraient normalement à une peine maximale de 10 ans d'emprisonnement.

L'accord qu'il a signé réduit sa peine maximale potentielle à 18 mois de prison, en échange de sa renonciation à son droit de faire appel.

Les conséquences de cette affaire

Binance a dû nommer comme nouveau CEO Richard Teng, qui a précédemment travaillé comme Chef de la Régulation du Singapore Exchange (SGX), puis comme CEO de l'Abu Dhabi Global Market, un centre financier international des Émirats Arabes Unis.

Cette nomination fait suite à l'obligation de Binance de devoir se conformer.

En effet, selon les dernières informations, Binance est désormais tenue de nommer un moniteur d'une entreprise d'audit pour une période de cinq ans.

Ce développement suggère une surveillance accrue de la part des autorités américaines, qui auront accès à tous les registres et systèmes de Binance pendant cette période.

Les autorités américaines pourront donc tout espionner et auront accès à toutes les données des clients, partout dans le monde.

Bien que Binance continue ses opérations, cette surveillance renforcée signale une mainmise importante des États-Unis sur ses activités. Dans un contexte plus large, cet accord de justice peut être interprété comme une manifestation de la guerre économique et de l'extraterritorialité du droit américain.

Les États-Unis portent ici un coup sérieux au principal concurrent des exchanges américains. Cette attaque contre Binance favorise très largement Coinbase et ouvre une voie royale aux fonds institutionnels et aux banques qui comptent se lancer sur le marché des cryptomonnaies via la création d'ETF au comptant, avec le géant BlackRock en tête.

Si tu souhaites en savoir plus, j'ai écrit un article complet à ce sujet en juin dernier.


Malgré tout ça, CZ, le fondateur de Binance, peut partir la tête haute. Il conservera ses parts dans l'entreprise et pourra revenir chez Binance dans 3 ans.

Il a fait le choix stratégique et le pari de grossir rapidement en faisant fi de quelques règles, dans le but d'être assez gros pour pouvoir absorber des amendes et se conformer ensuite.

En 6 ans, il aura fondé et développé la plus grosse plateforme d'échange de cryptomonnaies (20 milliards de dollars de chiffre d'affaire en 2021). Il a lancé une des blockchains les plus actives en termes d'utilisation et de volume d'échange, la Binance Smart Chain, et il aura surtout fortement participé au développement du secteur des cryptomonnaies et à son adoption.

Goodbye, CZ.

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Goodbye, CZ