Loi numérique : la censure s'installe-t-elle en France ?
#17. Les dangers du projet de loi visant "à sécuriser et à réguler l'espace numérique".
Le projet de loi visant "à sécuriser et à réguler l'espace numérique" a été présenté mercredi en Conseil des ministres.
Le «filtre anti-arnaques»
La mesure phare de cette loi, mise en avant par le gouvernement et le Président sur ses réseaux sociaux, vise à imposer un "filtre anti-arnaques". Qui n'a jamais reçu de SMS l'invitant à utiliser au plus vite les fonds de son Compte personnel de formation, ou bien un email à propos d'une soi-disant contravention à régler ou d'un prétendu incident de livraison de colis ? Selon le gouvernement, 18 millions de Français ont été victimes l'an passé de telles arnaques, et la moitié d'entre eux y ont perdu de l'argent. Il compte y remédier grâce à un «filtre anti-arnaques» qui doit décourager les malfrats.
Concrètement, un message d'avertissement s'affichera dès qu'un internaute cliquera sur un lien envoyé par un arnaqueur. Les fournisseurs d'accès à Internet, ainsi que les navigateurs web, seront chargés de l'affichage de cette alerte à partir d'une base de données mutualisée de sites malveillants (usurpation d'identité, paiements frauduleux, phishing...) qui sera établie par les autorités administratives (répression des fraudes, cyber gendarmerie, agence nationale de sécurité des systèmes d'information, etc).
Jusqu'ici, tout va bien.
Renforcement du blocage des sites pornographiques pour les mineurs
Fin 2021, l'Arcom (ex-CSA) avait mis en demeure cinq sites pornographiques qui n'avaient pas mis en place un système robuste de vérification de l'âge de leurs visiteurs en France. Une infraction à une loi de 2020 visant à bloquer l'accès à ces sites pour les enfants et adolescents. L'affaire est toujours dans les mains de la Justice.
Le ministère du Numérique propose donc de simplifier la procédure de sanctions contre les sites récalcitrants. Si la loi est adoptée, l'Arcom n'aura plus besoin d'un constat d'huissier avant de notifier une plateforme pornographique hors des clous. Il n'aura pas non plus besoin de passer par un juge pour en obtenir le blocage. Ce dernier pourra être ordonné directement auprès des fournisseurs d'accès à Internet, qui auront 48 heures pour se conformer, et des moteurs de recherche (5 jours de délai).
C'est là où cela devient problématique. Dans un État de droit et dans une démocratie comme la France, l'Arcom, entité non élue, pourra bloquer un site internet sans avoir à passer par un juge, ni même le faire constater par un huissier.
De plus, en examinant de près la nouvelle loi visant à bloquer les sites internet pour les mineurs, l'État souhaite imposer une "identité numérique" qui permettrait de déterminer quel citoyen est en âge de visiter tel site internet. L'accès serait alors bloqué si l'utilisateur n'a pas l'âge requis, constituant un nouvel outil de censure sans précédent, qui pourra par la suite être étendu à d'autres sites internet.
Bloquer les médias de propagande sur Internet
Le projet de loi confère à l'Arcom le pouvoir de demander l'arrêt de la diffusion sur les plateformes numériques des médias interdits à l'échelle européenne pour propagande ou ingérence étrangère. Cette disposition fait suite à la stratégie déployée par les médias russes RT et Sputnik pour continuer à toucher un public francophone malgré leur interdiction : ces chaînes s'étaient tournées vers les plateformes vidéo américaines Odysee et Rumble.
Sur ce point, je comprends que le risque d'ingérence est important. De plus, avec la guerre aux portes de l'Europe, la propagande de guerre sur Internet est forte.
Mais comment qualifier un pays qui interdit des médias ? Encore plus sur internet, qui est censé être un espace libre et protégeant de la censure ?
La question mérite de se poser car, pour qu'une démocratie fonctionne, il faut que les citoyens aient accès à toute source d'information. Et non celles uniquement validées par nos gouvernements.
À terme, tout média interdit par l'Union européenne pourra voir bloqué ses accès en France.
Suspendre des réseaux sociaux les condamnés pour propos haineux
Si le projet de loi est adopté, la justice pourra punir les auteurs de propos illégaux et les "cyberharceleurs" d'une suspension temporaire de leur accès aux réseaux sociaux où le délit aura été commis. Les plateformes concernées devront suspendre le compte du condamné, ainsi que ses éventuels autres comptes, et l'empêcher de créer un nouveau profil. Cette mesure pourra aller jusqu'à 6 mois de bannissement et un an en cas de récidive.
C'est là que cette loi devrait nous amener à nous interroger. Les médias et le gouvernement mettent fortement en avant les personnes condamnées pour "cyber-harcèlement". À ce stade, même si je trouve que nous sommes sur une pente dangereuse, pourquoi pas.
Cependant, en regardant de plus près, on s'aperçoit que cette mesure est beaucoup plus large et vise tous les faits de "harcèlement sexuel, moral ou scolaire, les appels à la haine racistes, religieux, sexistes, le négationnisme, la répression de l'orientation sexuelle ou de l'identité de genre et l'apologie du terrorisme".
Et là, on touche au cœur du problème. Cette proposition de loi est si large qu'elle pourrait permettre de censurer largement les oppositions et tous les propos qui "choquent" l'air du temps.
Ces propos peuvent rentrer dans ce qu'on appelle la fenêtre d'Overton, une allégorie qui situe l'ensemble des idées, opinions ou pratiques considérées comme plus ou moins acceptables dans l'opinion publique d'une société.
Selon la description d'Overton, sa fenêtre comprend une gamme de politiques considérées comme politiquement acceptables au regard de l'opinion publique existante, et qu'une personnalité politique peut donc proposer sans être considérée comme trop extrême, pour gagner ou conserver une fonction publique.
Cette fenêtre se déplace au fur et à mesure que nos sociétés évoluent. Des idées acceptées hier pourraient être impensables demain, et des idées impensables aujourd'hui pourraient être acceptées demain.
Cette mesure devrait alerter tout républicain. Dans un pays démocratique, comment peut-on interdire à des personnes d'accéder aux réseaux sociaux, qui sont pourtant la première source d'information ? Qui plus est sur la base de critères de condamnation larges, susceptibles de varier au cours du temps ?
Dans certains pays, les réseaux sociaux constituent les seuls espaces d'expression pour les opposants politiques.
Une personne qui ne respecte pas la loi pour ces faits peut déjà être condamnée à des peines de prison. Comment peut-on justifier l'invention d'une "peine numérique" sur un espace virtuel ?
Edit 16 septembre 2023 : Les députés Renaissance (majorité Macroniste) viennent de déposer un amendemant visant à interdire l'utilisation de VPN pour accéder aux réseaux sociaux, pour casser toute possibilité d'anonymat et de vie privée.
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