Faillites bancaires et cryptomonnaies : les liaisons dangereuses
#11 Faillite de la Silvergate Bank, de la Silicon Valley Bank, de la Signature Bank, crise de confiance de l'USDC : les liaisons dangereuses de la finance traditionnelle et du monde des cryptomonnaies.
Ce nouveau numéro abordera le sujet des politiques monétaires mises en place ces dernières années, ainsi que la faillite de plusieurs banques impliquées dans le secteur des cryptomonnaies, dont la Silicon Valley Bank principalement, et de leur impact sur le marché des cryptomonnaies.
Bonne lecture !
Les cryptomonnaies, un marché corrélé à la finance traditionnelle
Beaucoup d'investisseurs sur le marché des cryptomonnaies font l'erreur de considérer les marchés financiers traditionnels et le marché des cryptomonnaies comme deux entités totalement distinctes. Cela est souvent dû à un manque de notions économiques de base ou à une adhésion militante à l'idéologie crypto-anarchiste derrière Bitcoin. J'ai précédemment écris un article sur le sujet.
Pourtant, en regardant de plus près, on s'aperçoit que le cours du Bitcoin est parfaitement corrélé avec le marché financier américain, en particulier avec le Nasdaq, l'indice de la tech américaine. Les deux actifs suivent exactement la même tendance, bien que le Bitcoin soit plus volatile.
La politique du Quantitative Easing
Ces dernières années ont été particulièrement prospères pour les marchés boursiers.
Le secteur de la technologie a permis à certaines entreprises, comme les GAFAM (Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft), d'atteindre des taux de croissance totalement fous.
Cette croissance a subi une forte accélération de 2020 au début de 2022. Tesla et sa croissance de +3000% en sont un bel exemple.
Cette dernière phase de hausse est principalement due aux politiques monétaires des banques centrales (que ce soit la Banque centrale européenne ou la Réserve fédérale des États-Unis) qui ont dû dégager des milliers de milliards de dollars pour soutenir leurs économies pendant toute la crise sanitaire.
La politique monétaire mise en place par ces dernières est ce qu'on appelle le Quantitative easing. L'assouplissement quantitatif est un outil de politique monétaire dit non conventionnel. Il consiste, pour une banque centrale, à intervenir massivement, généralisée et prolongée sur les marchés financiers en achetant des actifs (notamment des titres de dette publique) aux banques commerciales et à d'autres acteurs. Ces achats massifs entraînent une baisse des taux d'intérêt, permettant ainsi aux ménages, aux entreprises et aux États de continuer à se financer à des conditions avantageuses.
Pour simplifier, cette politique permet d'emprunter à des taux très bas, donc presque "gratuitement". L'argent ne coûte plus cher.
Cette politique monétaire a permis l'arrivée de milliards de liquidités sur les marchés, créant ainsi de nombreux phénomènes de bulles spéculatives et provoquant l'inflation que nous vivons.
La politique du resserrement quantitatif
Si l'on dit que l'Histoire n'est qu'un éternel recommencement, il en est exactement de même pour la planète Finance, mais avec des cycles beaucoup plus courts.
Afin de lutter contre cette inflation galopante, les banques centrales ont un outil que l'on appelle le Quantitative Tightening (resserrement quantitatif).
Pour schématiser, cette politique est l'inverse du quantitative easing. Il s’agit donc d’une mesure restrictive se matérialisant notamment par la réduction de la taille du bilan d'une Banque centrale.
En 2022, la majorité des banques centrales ont entamé le resserrement de leur politique monétaire. Le but étant de lutter contre une inflation record. La Banque Centrale Européenne (BCE), La Réserve fédérale américaine (FED) et la Banque d'Angleterre (BoE) ont respectivement augmenté leurs taux d'intérêt.
Ce durcissement monétaire passe par une réduction des achats d'actifs financiers qui ont été accumulés dans le bilan des banques centrales depuis la crise financière de 2008 et la crise du Covid.
En resserrant leur politique, les banques centrales entrainent une hausse des taux de moyen et long terme et créent un problème sur la liquidité de certaines entreprises qui peuvent être amenées à manquer.
Pour schématiser, en augmentant les taux, l'argent coute plus cher et il est plus dur d'emprunter auprès des banques.
La faillite de la Silicon Valley Bank
On en vient donc à l'actualité principale de ces derniers jours : la faillite de la banque américaine "Silicon Valley Bank".
Beaucoup de choses ont été dites sur le sujet. Parfois sans prendre de hauteur. Cette banque est à la fois victime du resserrement monétaire des banques centrales et l'exemple d'une mauvaise gestion de portefeuille.
Silicon Valley Bank (SVB) est une banque créée en 1984. Elle s'est spécialisée dans les prêts aux start-ups, aux entrepreneurs et aux sociétés de capital-risque. De nombreuses sociétés de cryptomonnaies y sont exposées.
Ces dernières années, elle a connu une forte croissance, avec plus de 50 % des start-ups américaines faisant appel à ses services. En 2021, ses dépôts ont atteint 180 milliards de dollars.
Pour générer du profit, une banque prête les dépôts de ses clients. Quand vous gagnez des intérêts sur vos livrets, c'est parce que votre argent a été prêté.
Ces dernières semaines, la banque a connu de graves difficultés en raison de la hausse des taux d'intérêt, qui ont rendu ses titres adossés à des créances hypothécaires (MBS) beaucoup moins rentables qu'auparavant.
La banque avait en effet acheté pour plus de 80 milliards de dollars de titres adossés à des créances hypothécaires (MBS). 97 % des MBS ont une durée de 10 ans et un rendement de 1,56 %.
À l'époque, ce taux paraissait très attractif. La SVB a décidé de ne pas se couvrir contre une éventuelle hausse des taux. Les obligations dites "sans risques" passant désormais à 5 %.
Le relèvement des taux d'intérêt de la Fed en 2022 et 2023 a fait chuter la valeur des MBS de la SVB.
Pourquoi la valeur des MBS baisse-t-elle si les taux montent ?
Parce que les investisseurs peuvent désormais acheter des obligations « sans risque » de longue durée auprès de la Fed, avec un rendement 2,5 fois plus élevé. Il n’y a plus de demande pour des titres à très longue durée qui rapportent aussi peu.
Cette dévalorisation des MBS ne pose en théorie aucun problème de liquidité tant que la SVB conserve ses dépôts. Aucun souci, tant qu'un événement ne force pas la banque à vendre ces titres. Et c’est exactement ce qui s’est passé jeudi. La Silicon Valley Bank a annoncé avoir liquidé 21 milliards de dollars de titres disponibles à la vente (AFS), avec une perte de 1,8 milliard de dollars, ainsi que la levée de 2,25 milliards de dollars supplémentaires en actions et en dettes.
Cette vente, censée rééquilibrer les comptes, a provoqué la panique chez les clients de la banque, déclenchant ainsi des retraits massifs de fonds et entraînant ce qu'on appelle un "bank run".
Qui a finalement causé la deuxième plus grosse faillite bancaire de l’histoire américaine. Avec plus de 180 milliards de dollars de dépôts bloqués.
L'USDC, le stablecoin de Circle
C'est justement là où les choses commencent à se corser.
Plusieurs sociétés du secteur des cryptomonnaies ont de l'argent dans cette banque, la plus grosse étant la société Circle. Circle édite l'USDC, le second plus gros stablecoin du marché des cryptomonnaies.
Pour ceux qui ne le savent pas, un stablecoin est une crypto-monnaie "stable". Il existe deux types de stablecoins : les algorithmiques et les centralisés.
Concernant l'USDC, celui-ci est directement adossé au dollar américain. Le prix de son cours ne bouge pas et reste stable.
Quand vous achetez un USDC, Circle vous échange un vrai dollar américain contre un jeton USDC (une cryptomonnaie).
Afin de garantir que ce jeton vaudra toujours 1 dollar, Circle va mettre cet argent de côté.
Pour gagner de l'argent sur les dépôts, l'entreprise va faire travailler l'argent déposé par les clients, comme les banques traditionnelles.
Quand vous souhaitez vendre votre USDC, Circle vous l'échangera contre un dollar américain.
Circle est le stablecoin le plus régulé du marché et est également audité par le cabinet d'audit Deloitte, l'un des quatre plus grands cabinets du monde (Big Four).
Circle et la Silicon Valley Bank
Pour faire travailler cet argent, la majorité des 43 milliards de dollars déposés chez Circle sont échangés contre des bons du Trésor américain qui rapportent des intérêts.
Pour éviter tout risque de bankrun et contrairement à la Silicon Valley Bank, Circle a choisi des placements à court terme.
Afin d'éviter un manque de liquidité en cas d'urgence, une partie de ses réserves (9 milliards de dollars) reste en espèces dans des banques. Pour se couvrir en cas de faillite, l'argent de Circle est divisé entre différentes banques, dont 3,3 milliards chez la Silicon Valley Bank.
Circle avait également des fonds dans une autre banque, Silvergate Bank, qui a fait faillite ces dernières semaines. Heureusement, les fonds ont pu être retirés juste avant la faillite de cette dernière. Cette dernière travaillait beaucoup avec des acteurs du secteur des cryptomonnaies et a été emportée par la faillite du géant de cryptomonnaies FTX.
Une troisième banque elle aussi liée au secteur crypto, la Signature Bank, a également fait faillite ce week-end.
Une panique généralisée
Dans la nuit de vendredi à samedi, lorsque le gouvernement américain a annoncé la reprise de la SVB, un mouvement de panique s'est généralisé. Les gens ont paniqué et ont craint que Circle ne perde ses 3,3 milliards de dollars. Étant donné que les banques étaient fermées le week-end, il n'y avait pas d'opérations d'arbitrage sur le prix de ce stablecoin, qui nécessite des virements en dollars pour assurer la parité.
Le résultat de cet effet de panique a été une chute de presque 15% du prix de cette cryptomonnaie, censée être stable, pendant plusieurs heures.
Des utilisateurs, craignant de perdre leurs économies en cas de faillite, ont préféré vendre ce stablecoin moins cher que son prix naturel (1$).
Dans le monde de la finance, c'est ce qu'on appelle un "depeg" (décrochage). Le monde des cryptomonnaies en avait connu un en mai dernier, lorsque le stablecoin algorithmique "UST" était définitivement tombé à 0 dollar.
La différence étant que contrairement à l'UST, l'USDC est uniquement adossé à une réserve de dollars.
Pour beaucoup de personnes, ces 3,3 milliards de dollars bloqués allaient forcément provoquer une panique bancaire.
De par le manque d'informations fiables, de par la diffusion de fausses informations et de part les messages catastrophistes d'influenceurs, de nombreux utilisateurs ont vendu leurs actifs à perte alors que Circle possède toujours l'argent pour garantir la parité, malgré les 3,3 milliards de dollars bloqués chez SVB.
Cette somme bloquée ne représente que 7,7% du total des fonds sous sa gestion.
Il est important de garder son sang froid
Dans le cadre de mes activités professionnelles, je travaille avec différents clients du secteur blockchain. Beaucoup gardent une partie de leur trésorerie en stablecoin afin de pouvoir recevoir et émettre des paiements en cryptomonnaies sans avoir à effectuer des conversions en monnaie fiat (euro, dollar, etc).
Une société cliente avec laquelle je travaille a par exemple perdu 10 000 dollars, soit 10% de sa trésorerie crypto. Elle a choisi de vendre son USDC à un prix inférieur à 1$ par peur que Circle fasse faillite.
Dans ce genre de situation, il est important de réfléchir à froid, en particulier dans le domaine des cryptomonnaies, où tout va très vite.
Au cours de l'année dernière, nous avons connu la faillite de Terra Luna (et de son stablecoin UST), celle de la plateforme de prêts Celsius, celle du fonds d'investissement crypto 3 Arrows Capital, celle de la plateforme d'échange FTX et celle de l'une des plus grandes banques crypto-friendly, Silvergate.
La différence étant que cette fois-ci la faillite de la Silicon Valley Bank est directement liée à la politique monétaire de la banque centrale américaine et que malgré sa faillite, elle possède toujours les fonds de ses clients. Avec une perte négligeable liée à un problème de liquidité de court terme.
De nouveaux leviers de protections mis en place après 2008
De plus, depuis 2008, les États-Unis ont mis en place différents leviers pour empêcher qu'une faillite bancaire puisse mettre en danger l'ensemble de l'économie.
C'est d'ailleurs pour cela que la Federal Deposit Insurance Corporation (FDIC) a pris en charge le dossier dès vendredi. Cette agence gouvernementale américaine a pour mission de garantir les dépôts bancaires effectués aux États-Unis.
Puis, dimanche, la FED a à son tour assuré qu'elle permettrait à tous les clients de la banque de récupérer leur argent, quel que soit le montant.
Dans ce genre de situation de stress, il est très difficile pour beaucoup de faire preuve de discernement. D'autant plus que les informations qui circulent sur Twitter sont le plus souvent alarmistes et partiellement erronées. Et que pour comprendre ce contexte et en tirer les bonnes conclusions, il est nécessaire de garder son calme, d'analyser et de trier les informations à disposition. Afin d'en tirer les bonnes conclusions.
Le plus sage était donc d'attendre l'ouverture des banques lundi. Sachant que, de toute façon, il n'y aurait pas d'opération d'arbitrage le week-end.
Dimanche, Circle a annoncé pouvoir assurer les retraits. Lundi, l'USDC est remonté à son prix normal.
Je vois beaucoup de personnes sur les réseaux sociaux penser que la "confiance est rompue". Selon moi, ils se trompent. C'est justement l'inverse. Circle a prouvé la solidité de la gestion de son portefeuille. Et a réussi avec succès le test de gestion d'un gros stress.
Le prix affiché de "-15%" n'a jamais été dû à un problème de liquidité, mais simplement à un arbitrage effectué par les utilisateurs d'un marché qui ont paniqué et accepté de vendre leurs USDC au rabais à des personnes qui elles, avaient anticipées un retour à la normale.
Cet arbitrage de prix n'était que "virtuel". Les banques étant fermées, Circle ne pouvait de toute façon pas faire d'échange 1:1 (un USDC contre 1 dollar). Ce sont les plateformes d'échange de crypto-monnaies (comme Kraken, Binance) qui ont permis à leurs utilisateurs de spéculer sur le prix de cet USDC.
C'est ainsi que se termine cette newsletter. J'espère qu'elle vous a plu.
Le secteur des cryptomonnaies, en raison de ses acteurs institutionnels, dépend de la finance traditionnelle.
Je souhaitais aborder ce sujet d'actualité en prenant du recul et en évitant de sombrer dans une vision "apocalyptique" que beaucoup de personnes ont adoptée.
En effet, bien que personne ne puisse prédire l'avenir, il n'y a pas lieu de comparer la situation actuelle à celle de 2008. Les outils de gestion de crises financières ont évolué et les politiques des banques centrales ont également changé.
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